dimanche 4 octobre 2009

Coin Sainte-Catherine / Champlain...


Le cinéma Cartier était anormalement rempli jeudi soir dernier -d'un public varié, en plus- pour assister à la projection du documentaire Hommes à louer du cinéaste Rodrigue Jean. Thème abordé : la prostitution masculine. Le décor : les rues de l'Est de Montréal.

Le réalisateur de Full Blast a construit sa plus récente œuvre autour d'entrevues réalisées pendant un an avec 12 jeunes hommes prostitués, dont plusieurs à peine majeurs. Au fil des mois, il a gagné leur confiance. Les acteurs du documentaire se sont confiés sans pudeur à sa caméra installée dans les locaux du Projet Séro Zéro. Pas de flaflas, d'effets spéciaux ou de montage dans ce film à la trame chronologique et constitué uniquement d'extraits de témoignages francs, parfois dérangeants, souvent pathétiques.

Les révélations qui choquent

Les propos des participants au documentaire mettent bien sûr en lumière l'absurdité de situations qu'on soupçonnait ou connaissait déjà:

  • l'inutilité de l'intervention des policiers qui jouent les clients pour jeter en tôle pendant 3 jours de jeunes prostitués . Ceux-ci récidivent sitôt revenus dans la rue. Résultat: perte de temps, d'argent, détournement du rôle de la police. Les mots me manquent pour qualifier ce "travail de nettoyage" qui devrait plutôt diriger les prostitués vers des ressources capables de les appuyer
  • le "faux désir de moralité" de certains clients hauts placés -députés, juges, avocats- qui dénoncent la prostitution depuis leur tribune, imposant des peines ou jugeant les victimes, tout en profitant du système
  • la difficulté de délaisser un métier qui paie bien et vite: pourquoi travailler au salaire minimum quand on gagne en une semaine ce qu'on gagnerait en un mois?
Les confidences d'un prostitué plus âgé rencontré chez lui sont particulièrement troublantes. Star de cinéma porno en Californie à l'âge de 16 ans, il croupit aujourd'hui dans un appartement minable, dépensant son chèque de bien-être social le soir où il le reçoit parce qu'incapable de résister à la drogue ou payant des tournées pour se faire aimer, réduit aujourd'hui à participer à des tournages humiliants dans lesquels il se fait sodomiser par une femme.

Ce qui rassure? Les prostitués interrogés accordent une attention particulière à leur santé et ont des relations sexuelles protégées.

La for
ce et la faiblesse de la parole

À partir de sa riche matière première, Rodrigue Jean aurait pu imaginer une histoire, créer des situations, enrichir le propos de témoignages d'experts, de clients, de policiers, d'intervenants sociaux. Il a plutôt accordé toute la place à la parole de jeunes qui louent leur corps à répétition jusqu'à s'user et à vieillir prématurément. C'est à la fois la force et la faiblesse de son film.

La force car l'approche du réalisateur ouvre grand les fenêtres sur la détresse de jeunes qui en sont à peu près tous venus à la prostitution pour "faire de l'argent rapide" et payer leur consommation de drogue. Au fil des mois, certains tentent de se libérer de l'emprise du crack, de la coke, du pot, ils y parviennent, puis sombrent à nouveau.

Un des jeunes interviewés refuse de déposer son argent dans une des ressources communautaires offrant ce service. Il a peur, une fois en manque, de revenir le chercher et s'en prendre physiquement à toute personne qui l'empêcherait de le récupérer.

L'emprise de la drogue

La drogue constitue le personnage principal du documentaire : elle teinte les confidences, provoque les tics nerveux, rend fébriles chacun des personnages.

D'abord utilisée pour masquer une souffrance, -abandon, manque d'amour, abus, violence- la drogue en vient à effacer ce dégoût d'eux-mêmes que ressentent les jeunes à l'égard du métier qu'ils pratiquent. Certains racontent avec franchise ce qu'ils ont accomplis pour 15$ ou 20$ : si peu d'entre eux y trouvent quelques traces d'amour, d'autres refusent l'attachement, plusieurs empochent le plus rapidement possible pour passer rapidement à une autre pipe.

Un sujet noyé?

Par contre, l'enfilade de témoignages qui s'étire sur près de 2 heures 20 noie un peu le sujet et en dilue tout le potentiel émotif. Non pas qu'il y ait tant de redondance dans les propos des prostitués interviewés, mais plutôt un manque de variété dans la façon de leur donner la parole, de mettre en scène leur propos.

L'objectif de Rodrigue Jean n'était pas de réaliser un documentaire étoffé sur la prostitution masculine, mais plutôt de donner la parole à de jeunes prostitués : en ça, il y réussit parfaitement. Il aurait cependant gagné à ramasser davantage leurs confidences. Il faut savoir toutefois que Jean s'est battu avec ses producteurs pour ne pas couper dans la durée du film. Conçu à partir de centaines d'heures d'enregistrement, le documentaire s'étendait sur 8 heures à la suite d'un premier montage!

Peu de lumière

Que retenir du film? Peu de lumière, quoiqu'au moins un des jeunes prostitués quitte la rue à la toute fin du film. D'autres veulent en sortir, mais échouent à se délivrer de la poigne de fer de la drogue, qui les entraîne de nouveau dans un cycle d'humiliations et de violence.

Même devenu père, un des "personnages" principaux du documentaire peine à renoncer au crack: on songe alors à ce que deviendra cet enfant, coincé entre une mère elle aussi prostituée et ce père ravagé par le crack, et on souhaite que la détresse des parents ne prenne pas la forme d'une nouvelle offrande aux pièges de la rue...

Pour en savoir plus sur le film et la démarche du réalisateur, voir la fiche du film sur Mon Cinéma et lire l'article d'Annabelle Nicoud "Hommes à louer: Rodrigue Jean, dans les villes"

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